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02/05/2011

" l'homme révolté" de Camus éclaire les révolutions arabes

En Tunisie, en Egypte et en Libye, des révoltés, hommes et femmes, « parient, face à la douleur des hommes, pour le bonheur ».

Albert Camus, 1957 (Robert Edwards/Wikimedia Commons).

 

en tunisie,en egypte et en libye,des révoltés,hommes et femmes,camusSi l'auteur de « L'Homme révolté », publié il y a soixante ans, était toujours vivant, il dirait que les évènements qui se déroulent aujourd'hui dans son Afrique du Nord natale nous rappellent que la Méditerranée a une rive sud dont la jeunesse incarne les principes de son essai : « La plus orgueilleuse des races, nous autres Méditerranéens », déclarait-il, « vivons toujours de la même lumière ».

Alors que le monde plongeait dans les profondeurs glaciales de la guerre froide au début des années 50, Albert Camus ne pouvait trouver de chaleur intellectuelle ni à l'Est, ni même à l'Ouest. Son regard était fixé sur la Méditerranée, où « la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages ».

De nos jours, on se souvient principalement de « L'Homme révolté » pour la querelle spectaculaire entre Camus et Jean-Paul Sartre, qui avait violemment critiqué l'essai de son vieil ami en le qualifiant de « pastiche philosophique sans rigueur qui servait d'apologie du conservatisme politique ».

C'est tout sauf cela. Dans « L'Homme révolté », Camus nous donne les mots pour comprendre les événements qui bousculent notre monde.

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Ils ne sont pas prêts pour la démocratie ? Et alors ?

Le monde, pour Camus, était le théâtre de deux formes d'absurdité :

  • l'absurdité métaphysique, basée sur le refus du monde à donner du sens à une race humaine qui pourtant en réclame ;
  • l'absurdité politique, ou l'obstination d'un Etat à vouloir donner du sens, en certains endroits et à certains moments, à la souffrance injustifiable qu'il inflige à ses citoyens.

Camus se révoltait contre ces deux genres d'absurdité, nous avertissant depuis toujours que l'absurde ne libère jamais mais ne fait qu'enchaîner. Tout comme la conception stoïcienne de la liberté, la notion de révolte de Camus est liée à une compréhension austère des devoirs de l'homme envers l'univers et envers ses semblables.

Camus écrivait évidemment en opposition aux sophismes meurtriers du communisme. Mais il aurait aussi écrit de la même manière contre les crimes politiques en Afrique du Nord, également sujets à des formes de justification cohérente qui sont le plus souvent présentées sous l'étiquette du « réalisme politique ».

Les défenseurs de ces Etats autocratiques ont mis l'accent sur la nécessité de faire passer l'ordre avant la démocratie, le statu quo avant les incertitudes liées au changement, faisant écho au refrain des dirigeants égyptiens même lorsqu'ils étaient mis à la porte : les gens ne sont pas prêts pour la démocratie.

Tandis que nous ne savons toujours pas s'ils sont vraiment prêts pour la démocratie, Camus dirait aussi que cette question est hors de propos. Les révoltés nord-africains réagissent de la même façon que son homme révolté face au « spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible ».

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Facebook, Twitter… je me révolte, donc nous sommes

Pour les jeunes Egyptiens dirigés par un raïs octogénaire soutenu par une police meurtrière et par des milliards de dollars d'aide militaire américaine, pour les jeunes Tunisiens sous l'emprise d'un dirigeant corrompu dont la famille considère la nation comme un entrepôt à piller ; et pour les jeunes Libyens opprimés par un meurtrier fou dont la domination rivalisait avec celle de Caligula sur l'empire romain, le temps est enfin venu, comme Camus l'écrit, que « le scandale cesse ».

Bien avant l'ère de Facebook et de Twitter, Camus avait reconnu que la révolte passe inévitablement de l'individu à une réponse collective. Dans l'épreuve quotidienne, écrit-il :

« La révolte joue le même rôle que le cogito dans l'ordre de la pensée. »

En bref, je me révolte, donc nous sommes.

Refuser de transformer ses anciens maîtres en esclaves

Bien que la rigueur logique de Descartes manque à l'affirmation de Camus, celle-ci nous montre une vérité que l'expérience démontre : lorsqu'un individu sait que quelque chose en lui est nié, il comprend aussi que cela « ne lui appartient pas seulement, mais est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et l'opprime, ont une communauté prête ».

La conséquence éthique est que l'homme révolté ne nie pas le fait que son maître soit un de ses semblables ; mais nie seulement son statut de maître. Dans le but d'exister, l'homme doit se révolter contre ceux qui nient son humanité, mais l'acte de révolte doit en même temps reconnaître une limite et respecter l'humanité de l'oppresseur.

En un mot, l'homme révolté refuse à la fois de demeurer esclave et de transformer ses anciens maîtres en esclaves. Les méthodes pacifistes des manifestants égyptiens reflètent la revendication éthique de Camus : faire face à nos anciens oppresseurs comme n'étant rien de moins que des êtres humains qui ébranlent la légitimité morale de la cause que nous défendons.

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Révolte ou révolution ?

Ci-dessus réside le drame actuel de l'Afrique du Nord. Réussiront-ils ? Ces hommes et femmes révoltés trouveront-ils un juste milieu entre l'étreinte d'idéaux scintillants et la dure réalité du pouvoir ? La réponse, pour Camus, réside dans la différence entre révolte et révolution. La première est limitée et sa portée est modeste ; la dernière est abstraite et sans limites.

Bien que Camus eût Paris en tête en 1794 [la Grande Terreur, ndlr] et Moscou dans les années 30 [les purges staliniennes, ndlr], il n'aurait pas été étonné de l'évolution de la révolution iranienne de 1979 ; après tout, n'a-t-il pas écrit que « la révolution triomphante » se révèle « par ses polices, ses procès et ses excommunications » ?

Pour cette même raison, Camus aurait préféré l'expression « mouvement vert » à « révolution verte » pour décrire les récentes manifestations en Iran. Ces jeunes hommes et femmes sont révoltés et non révolutionnaires, car ils comprennent que « la liberté la plus extrême, celle de tuer, n'est pas compatible avec les raisons de la révolte ».

Au contraire, le premier essai organisé par de vrais révoltés met la notion de liberté absolue sur la sellette. L'homme révolté reconnaît que « la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être ». L'absence de telles limites permet au régime iranien, tout comme elle l'a permis aux régimes nord-africains, de terroriser, humilier et tuer leurs citoyens.

Camus conclut que la logique de l'homme révolté est :

« De vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition, de s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur. »

A la première publication du livre, cette phrase a été critiquée, considérée comme pure grandiloquence. Pourtant, nous nous trouvons aujourd'hui face à cette vérité qui dit que rien n'est simple, vérité beaucoup moins creuse que l'affirmation de Camus.

La modération « au contraire, est une pure tension »

Elle reconnaît plutôt la difficulté et les doutes liés à tout effort fourni lors d'une vraie révolte. Elle exige que nous vivions de résultats provisoires et de revendications relatives, restant depuis le début consciente d'une vérité absolue : ne jamais laisser notre révolte se transformer en révolution.

 

Cet axiome nous apporte les fondements de la « philosophie des limites » de Camus. La révolte « ne vise qu'au relatif et ne peut promettre qu'une dignité certaine assortie d'une justice relative ».

Compte tenu des grandes attentes mais aussi des grandes inquiétudes suscitées par les évènements gigantesques en Afrique du Nord, il nous aide à nous souvenir qu'il existe finalement un aspect tragique à la philosophie de la révolte de Camus.

L'esprit de modération est bien plus difficile à mettre en œuvre et à maintenir que celui de la révolution. Alors que l'on tombe facilement dans l'excès, la modération « au contraire, est une pure tension ».

Pour Camus, ceux qui souhaitent conserver le parti de l'humanité n'ont pas d'autre choix que d'étreindre cette tension. En d'autres termes, tandis que le révolutionnaire croit que la fin justifie les moyens, l'homme révolté répond toujours que seuls les moyens justifient la fin.

Par Robert Zaretsky | Professeur d'histoire à l'universit... | 01/05/2011  RUE 89

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Commentaires

Sartre s'est hélas, souvent trompé ... Bonne journée, Noëlle !

Écrit par : simone | 02/05/2011

Il y avait longtemps que nous n'avions parlé d'Albert le Philosophe Pataouète ! Merci
Aujourd'hui nos notes se croisent sur la Tunisie.
Bonne Journée

Écrit par : Z'Yves | 02/05/2011

je crois que oui
y'a des raisons de se révolter
bisou bonne journée

Écrit par : mamita | 02/05/2011

Je suis révolté contre cet arbre qui nous a privé de notre Maitre.
Ah ! s'il nous avait guider plus longtemps !

Écrit par : Z'Yves | 02/05/2011

"Un jeune prix Nobel s'écrase contre un platane ...."

A ce soir

Bisous

Écrit par : noelle | 02/05/2011

Putain de Platane !

Écrit par : Z'Yves | 02/05/2011

Lawrence d'Arabie, Coluche ... on n'y peut rien, c'est le Destin !

Écrit par : simone | 02/05/2011

Merci Noëlle de ce texte de Robert Zaretsky. Il mérite une 2ème lecture que je ferais à tête reposée. Je t'embrasse.

Écrit par : Louis-Paul | 02/05/2011

Par un pur hasard j'avais lu chez "rue 89" une partie de cette note.

Sartre est très critique envers Camus mais cela ne veut pas dire que Sartre se trompe !

Caligula : la comparaison avec le dictateur libyen semble valable, mais la comparaison avec le bouquin de Camus s'arrête là.

Continent jeune : "....la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages..." "...la jeunesse incarne les principes de son essai...", oui c'est une force, un avenir...Je n'en ai jamais douté !

Maintenant faudrait lire "le mythe de Sisyphe" et "la peste"....et nous pourrons avoir des échanges encore plus intéressants.

J'aime assez le clin d'œil envers la Terreur Blanche.

Écrit par : alsacop | 02/05/2011

" Maintenant faudrait lire " le mythe de Sisyphe " et " la peste " etc, etc ...
Je te signale qu'on ne t'a pas attendu ! Tu devrais du reste trouver un commentaire dans la rubrique " livres " bien sûr et non cacahouète sur Eclats de Dire ... en ce qui concerne le premier du moins. Tu es bien gentil Alsacop mais si tu voulais seulement ne pas prendre les gens pour des cons, ce serait parfait.

Écrit par : simone | 03/05/2011

@ Simone


Je confirme, dans le cas présent Sartre ne se trompe pas automatiquement, par rapport au marxisme, disons que Camus, sur le coup, est un peu "light"
Je ne te prenais pas pour une "conne"...Et j'aime l'animation, la variété, l'humanisme..... de ce blog.

Écrit par : alsacop | 03/05/2011

Mon com n'est pas parti...

Je disais , merci Alsa !

Bises à vous 2

Écrit par : noelle | 03/05/2011

Ce que je retiens surtout c'est : L'ignorance toujours mène à la servitude !

Écrit par : Z'Yves | 03/05/2011

Dans l'homme révolté , il dit aussi

"Qu'est - ce qu'un homme révolté? Un homme qui dit non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas: c'est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement"

Écrit par : noelle | 03/05/2011

Mais il ne dit pas : "L'ignorance toujours mène à la servitude !"....

Écrit par : alsacop | 03/05/2011

Il dit

"Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l'ignorance" ( La Peste)

Écrit par : noelle | 03/05/2011

"L'ignorance toujours mène à la servitude " Condorcet, je crois ?

Écrit par : noelle | 03/05/2011

C'est "servitude" qui m'avait étonné, c'est bien Condorcet !

Écrit par : alsacop | 03/05/2011

Oui, il s'agit bien de Condorcet...ta note est très interessante Noelle, et j'ai pris grand plaisir à la lire...je vais d'ailleurs donner le lien à une de mes amies, afin qu'elle en prenne connaissance...je t'embrasse, bonne journée...

Écrit par : le Pierrot | 04/05/2011

Merci Pierrot

Bonne journée, dans quel coin tu te trouves aujourd'hui ?

Des bises

Écrit par : noelle | 04/05/2011

Coucou Noelle, je suis de retour dans mon antre, dans le Gers...bisou bisou...

Écrit par : le Pierrot | 04/05/2011

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'opposer ces 2 grands philosophes que la France ait connu. Ils ont été très intimes toute leur vie, hélas une querelle les a opposée au sujet des position plus "soviet" de Sartre, Camus lui restant plus humaniste. Hélas, le platane les a empéché de se réconcilier. Ce n'est pas une raison pour les opposer mais au contraire prendre le meilleur, à son sens, de chacun.
J'ai essayer de ramener le débat sur ignorance et servitude pour recentrer le débat sans pour autant sortir de Camus qui à passé son existence à développer la thèse que développer l'instruction chez les indigènes d'Algérie devait les sortir de l'asservissement colonial.
En tout cas, l'un comme l'autre c'est toujours mieux que BHL...

Écrit par : Z'Yves | 04/05/2011

" c'est toujours mieux que BHL " ... grandeur et décadence des lettres françaises !
Où quand la " philosophie" (sic) se transforme en opportunisme ' boboïsé."
Les époques n'ont que ce qu'elles méritent, il est vrai.

Écrit par : simone | 04/05/2011

@ Hélas...

C'est le poète que je regrette. (Camus est plus poète que philosophe )Le poète parti trop tôt qui nous aurait parlé des promesses d'avenir.Le poète parti trop tôt qui nous aurait parlé de la perception du monde.Dans ce road-movie de promesses et de visions du monde,il nous aurait parlé certainement du sens et de l'audace...Hélas...

Pierre

Écrit par : Ulm Pierre | 04/05/2011

Camus poète...

" Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible"

L'été, retour à Tipasa

Écrit par : noelle | 04/05/2011

Le Poète bien sur et Tipaza...le pendant de Carthage du Maghreb Gréco-romain.
Mais pour moi, c'est plutôt l'humaniste que personne n'écouta.

Pierre je ne suis pas certain que tu viennes déjà chez moi lorsque nous avons devisé sur Camus et l'Algérie je te conseille ces notes.

Écrit par : Z'Yves | 04/05/2011

Selon moi, chez Camus c'est l'humaniste qui l'emporte sur le philosophe et le poète mais ce n'est que mon opinion et elle vaut ce qu'elle vaut - d'autant que je devrais sans doute le relire - la lecture de son oeuvre remonte à assez loin (hormis Sisyphe) et gageons que je ne le percevrais plus exactement comme par le passé ? Pour cela, il faut prendre le temps de se poser or il y a tellement de choses à faire ... à découvrir surtout. Toujours cette course en avant, qui ne rime pas à grand chose en fait.

Écrit par : simone | 04/05/2011

C'est si bon de se contredire de temps en temps; cela repose.

Écrit par : alsacop | 04/05/2011

Se contredire , c'est bien la première fois !!

C'est si bon , c'est si doux....

Écrit par : noelle | 04/05/2011

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