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30/01/2012

Un conte (véridique)....

Tu me racontes ton histoire, mon ami. Au fond de ce bistrot sombre, dans tes yeux vagues et las, qui ne se posent nulle part je ne vois pas grand-chose. Mais les images défilent dans ta voix douce et monocorde. Il y a l'accent, certes. Mais les mots, précis, sont bien là. Ce sont eux qui créent les images telles que je les rapporte aujourd'hui.Tu t'appelles Moussa Traoré*. Je te vois, ce jour de fin décembre. Ta tête appuyée contre la vitre du RER qui traverse des banlieues pavillonnaires que tu ne vois pas. Il te ramène à Paris-Gare de Lyon. La pluie froide gifle la vitre, coule de tout son long. C'est bientôt Noël.

resf,un conte veridique

Tu repenses à cette entrevue que tu viens d'avoir avec un patron. La nième entrevue. Et toujours la même réponse : « le problème, c'est tes papiers. Ils sont faux, hein ? Désolé mon gars, on peut plus jouer avec ça. Et crois moi, ça m'arrange pas plus que toi ».

Tu les as repris, ces papiers, tu t'es levé sans rien dire, tu es parti. Et là, la tête posée contre cette vitre glacée qui vibre, tu reparcours comme un bilan toutes ces étapes qui t'ont menées ici. La guerre, le massacre de ta famille sous tes yeux de jeune ado. La fuite, la peur et le froid dans le bateau, la peur encore et l'errance entre pays inconnus que tu découvres, frontières, policiers, langues que tu ne comprends pas. La survie, l'arrivée en France. Ce matelas, jeté dans un recoin d'une pièce d'un foyer parisien, où tu as retrouvé quelques compatriotes.

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Les petits boulots, d'abord. Puis ces « vrais-faux » papiers, donnés-vendus par un compagnon de galère. Le travail sur un chantier... Ta rencontre avec une femme, avec ses enfants. Son appartement, comme une vraie vie de famille qui commencerait, l'espoir qui revient. Jusqu'à l'arrestation. L'OQTF qui pose sur ta tête l'épée de Damoclès. La peur qui revient. L'absence de travail. A nouveau la rue, les foyers, la solitude...

Tu te lèves, alors que le train entre dans une gare que tu ne connais pas. Sans raisons. Comme ça. Comme si, ici, au hasard, devait s'arrêter un itinéraire qui ne t'a mené nulle part, comme si ici devait prendre fin un voyage devenu désespérant.

Je te vois, tu sors sur le quai. Tu ne regardes pas le décor. Tu ne vas nulle part. Tu marches dans le vent glacé qui s'engouffre dans la gare, semble pressé de couler vers la bouche noire du tunnel dont tu t'approches.

Tu fais demi-tour. Tu ne penses plus vraiment. Tu regardes les rails d'acier, puis ce RER qui s'approche. L'envie te prend, ton corps penche imperceptiblement, comme si une pente l'attirait.

Est-ce le regard de la conductrice du train, que tu croises alors que tu te laisses emporter ? Ce regard dans lequel tu lis en un millième de seconde qu'elle a compris ? Qu'elle te le crie dans tes yeux, qu'elle crie « non, ne nous fais pas ça ! » ? Est-ce sa peur qui te retient, ou la tienne propre ? Ou un ultime refus ?

Je te vois. Comme dans un sursaut discret, tu poursuis tes pas le long des voies. Le train passe devant toi dans un grincement de freins insupportable.

Les portes s'ouvrent, les voyageurs descendent. Tu te laisses emporter par le flot, comme un noyé qu'emporterait la vague. Portillon, escalator, hall, lumière du jour.

Tu les vois juste à temps, ils sont cinq. Par réflexe, tu te noies dans le courant des gens pressés, tente de te cacher, fuis leurs regards qui scrutent la foule, à la recherche de faciès jeunes et sombres. Ca y est, ils ont trouvé leur cible, se précipitent dessus avec un bel ensemble. Noir, grand, une tête de plus que les autres, 18 ou 20 ans. Pourvu qu'il ait des papiers et pas de shit... Tu avances sans te retourner.

Il doit être environ midi. Le ciel et les trottoirs se rejoignent dans des nuances de gris qui sont pour toi le symbole de ce pays, que tu imaginais au départ plein de lumières. « La France, pays des lumières », tu avais entendu cette expression, une fois, tu ne sais plus où. Elle avait nourri ton imagination. Tu voyais la France comme un arc-en ciel éclatant, aveuglant. Tu la ressens grise, froid, humide, comme aujourd'hui.

Tu ne connais pas cette ville. Tu te mets en marche. Tu ne sais pas pourquoi, vraiment. Pas envie de redescendre dans le RER. Bout du chemin. Plus nulle part où aller, avec une raison d'y aller.

Voilà. Le voyage entrepris il y a maintenant plus de 10 ans s'arrête là, dans cette rue inconnue d'une ville inconnue de l'est parisien, sous une pluie fine et froide, au milieu de gens indifférents et pressés. Pas d'issue dans ce cul de sac.

 Tu laisses un blanc dans ton récit. Un silence. Comme ce blanc dans ta mémoire. Tu ne sais plus comment tu t'es retrouvé à entrer dans ce commissariat, à te diriger vers le guichet « d'accueil ».

Tu sais simplement que tu as dit à la personne assise derrière la banque : « Je n'ai pas de papiers. Je suis fatigué. S'il vous plait, arrêtez-moi, et renvoyez moi d'ici ».

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Un petit sourire nait sur tes lèvres quand tu poursuis, à l'évocation de la réaction de la fliquette de service. Tu me la décris. Comprimée dans une chemise et un pantalon d'uniforme qui ont du être à sa taille il y a bien longtemps, équipée à la ceinture de toute la panoplie du policier de terrain (pistolet, menottes, gants, bombe lacrymogène...) qu'elle conserve même derrière son guichet, elle a des cheveux blonds décolorés tirés sur le crâne, qui se rejoignent en une minuscule queue de cheval.

Je souris aussi. « T'es tombé sur Coralie !!! On la connait tous bien, la Coralie, dans la ville. Surtout les jeunes d'ailleurs... Une vraie peau de vache, méchante et agressive... Alors, qu'est-ce qu'elle a dit ? .

- Eh bien... elle m'a regardé avec des yeux étonnés. Elle m'a fait répéter. Elle a hésité. Et puis elle m'a dit qu'elle appelait un OPJ, et qu'il ne fallait pas que je bouge. »

« Elle a passé plusieurs coups de fils. Elle ne me quittait pas des yeux. Et puis, elle m'a dit qu'un OPJ allait arriver. Un certain Florian ou Florent, j'ai entendu quand elle parlait».

Tu vas t'asseoir. Au bout de 5 mn, une porte s'ouvre. Apparaît un grand type blanc, large, un peu gros, aux cheveux courts mal coiffés, avec un drôle de pull vert à col en V rouge. Et des pans d'une chemise grise qui dépassent d'en-dessous, sur un pantalon de velours marron et  froissé. Il jette un œil à la fliquette qui te désigne d'un mouvement des yeux et de la tête. Il vient vers toi et te demande de le suivre dans son bureau. Il te vouvoie.

Il te fait asseoir dans une petite pièce encombrée de papiers. Il y a des photos d'enfants sur le bureau. Des cartes postales sur le mur à la peinture craquelée, et des affiches bizarres. Il te demande ce que tu veux, en te vouvoyant. Tu lui répètes que tu n'en peux plus, que tu n'as pas de papiers, plus de travail. Que t'es fatigué, que tu ne sais plus où aller, que tu veux « rentrer ». Il te regarde en silence un instant.

« C'est pas la forme, hein ? » « Comment ? », tu lui réponds. Il se lève, attrape son blouson sur le dos de sa chaise, il te dit « allez, suis-moi, on sort ». Tu le regardes sans bouger, étonné. Tu remarques qu'il vient de passer au tutoiement, et ça ne te plaît pas, même si tu as l'habitude, depuis le temps...« Allez, viens, on sort, je te dis ». Tu te lèves, le suis. Vous redescendez l'escalier, traversez une grande pièce pleine de policiers en uniforme. Il y a des bancs, et deux jeunes menottés dessus. Les policiers rigolent entre eux comme s'ils n'étaient pas là. Il se dirige vers une petite porte, l'ouvre. Elle donne dehors. Il te tient la porte. « Allez, viens, je te dis ». Tu suis.

Il prend à gauche. Il recommence à pleuvoir. Il y a un café au coin de la rue. Il s'arrête, ouvre la porte, te fait entrer, désigne une table. « Assieds-toi là. Tu veux boire quoi ? ». Tu bredouilles « un café ». Il commande une bière et un café, s'assied en face de toi. Te regarde dans les yeux.

« Alors, raconte » il te dit. En te regardant dans les yeux et en se penchant vers toi « Tu veux que je t'arrête et que je te fasse expulser, c'est bien ça, que tu me dis ? Pourquoi ? Allez, raconte. Ca fait combien de temps que t'es là ? »

Tu racontes ton histoire, en résumant. Tu lui dis ta lassitude, ton désespoir. Il écoute en sirotant une bière. Toi, ton café refroidit intact dans sa tasse, la mousse jaune se fige doucement. Tu termines ton récit.

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Silence. Il relève la tête, te souris. «Ecoute, moi, je réexpédie pas les gens comme ça, quand ils font rien d'illégal... je veux dire, rien... de mal. T'as un coup de blues. Il fait froid, il pleut, ça aide pas. Mais tu vas pas gâcher presque 10 ans ici, 10 ans de combat pour t'en sortir parce qu'il pleut ! » Il te regarde dans les yeux, il sourit doucement. Il a vraiment l'air gentil, brusquement. Tu te méfies. Il continue : « Voilà ce que tu vas faire ». Il sort un carnet de sa poche, arrache une feuille, écrit en te parlant. « Tu vas aller à la mairie, et tu demandes à voir très vite, en disant que c'est urgent, la secrétaire de M. Garand. C'est un adjoint au maire. Il aide les sans-papiers de la commune. Tu dis que tu viens de la part du RESF de la ville, ça aidera. Eux aussi, ils aident les gars comme toi. Je te donne leur N° d'urgence, où et quand ils se réunissent. Si tu peux pas avoir de rendez-vous tout de suite, tu les appelles. Ces gens-là, ils vont t'aider. Moi, je peux rien faire pour toi. Sauf  te dire d'y aller maintenant. » Il te tend le papier. « Pour la mairie, tu prends à droite en sortant du café, et la première à gauche. C'est tout près. Allez, hop ! Vas-y. Et tiens le coup ». Le papier dans la main, tu le regardes, hésitant. Déboussolé. Tu ne bouges pas. Il fait un geste de la main qui veut dire «va-t-en ». « Allez, vas-y, maintenant. Tire-toi. Et bonne chance »

Tu te lèves et sors du bar. Tu te retournes pour le regarder. Il te fait un clin d'œil et un geste de la tête pour te dire de partir. Tu hésites. Tu ne sais pas si tu dois lui dire merci. Tu fais un « oui » hésitant de la tête en le regardant. Il te répond par le même hochement en fermant les yeux.

 Un silence. Tu me regardes. « Tu crois qu'il a eu raison ? » me demandes-tu.

- Je ne sais pas, Moussa. Tu as vu Garand, il t'a envoyé vers nous parce que tu habites Paris. On va t'aider aussi, voir comment on peut constituer ton dossier, ce que tu as comme preuves de présence... Je vais t'expliquer tout ça. Et on va prendre contact avec les gens du RESF de ton lieu d'habitation. Rien n'est encore gagné, je ne peux rien te promettre. Simplement, maintenant, t'es plus tout seul. Tu vas rencontrer des gens qui vont t'aider, d'autres africains ou étrangers dans la même situation que toi. Il va falloir continuer à te battre. Mais tu sais, à plusieurs, c'est beaucoup plus efficace. Bon, je t'explique de quoi on a besoin... »

On aurait aimé terminer ce récit par « Aujourd'hui, Moussa a des papiers. Il a trouvé un  travail, un logement, il est même tombé amoureux, et son sourire illumine nos réunions »

Mais depuis, « Moussa » n'a toujours pas obtenu de papiers. Son dossier n'est pas bon, il travaille comme et quand il peut. La galère continue. Il vient à toutes nos réunions, toujours triste et discret, pour nous dire que  rien ne bouge, qu'il n'a ni travail ni logement fixe, ni argent, qu'il n'en peut plus.

Les contes de Noël sont souvent décevants, quand ils se frottent à la réalité du monde des « adultes », de leurs lois, et de leurs ministres de l'intérieur et/ou de l'immigration. Ni un OPJ humain, ni un élu engagé, ni un RESF  ne feront jamais un Père Noël parfait... Mais un peu de soleil dans le cœur, un peu de chaleur humaine, ça fait quand même du bien quand il fait si gris et froid dehors.

 

Brice H. (RESF IdF)

 

* Bien évidemment, tous les noms ont été changés, les lieux non précisés ni reconnaissables. Même s'ils sont « mis en scène », les faits et leur enchaînement, tels que décrits dans ce texte sont bien réels. Ils se sont déroulés dans une ville de banlieue parisienne fin décembre 2009.