Par Rodney Saint-Éloi
Né à Cavaillon au sud d'Haïti, Rodney Saint-Éloi vit depuis 2001 à Montréal, où il partage son temps entre l'écriture, l'édition, les tournées d'écriture et de conférences. Il a fondé en 1991 à Port-au-Prince les éditions Mémoire et, en 2003 à Montréal, les éditions Mémoire d'encrier. Rodney Saint-Éloi a commencé à écrire dès l'âge de 13 ans. Son œuvre est une lente traversée des villes, des fleuves et des visages .
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Regarder Haïti en rêvant de demain. Se projeter dans l'avenir! Disons 2015 ou 2025. Les chiffres et les mots nous jouent de sales tours. On ne sait plus comment compter les morts. On apprend aussi à ne pas trop compter sur les mots. Les mots glissent d'un sens à l'autre, comme la terre. Et les mots glissent avec le temps. Ayiti se tè glise... Haïti, terre qui glisse, dit le proverbe. Aujourd'hui, c'est le premier anniversaire du séisme. On ne sait plus ce que parler veut dire. On n'a pas de mots pour dire l'ampleur de la catastrophe. On a simplement honte. Ou on fait semblant d'avoir honte.
Avec le séisme, une autre histoire a commencé. Le paradigme a changé. Le 12 janvier a marqué les esprits. Pour rappel, le commencement, soit 1804 où les nègres s'étaient mis debout pour dire non à l'esclavage. Ce grand appel à l'humanité et à la citoyenneté. Si l'action des nègres d'Ayiti avait suffi pour incendier les colonies, escaladant les citadelles de la honte et de la barbarie, criant la plus lumineuse et la plus vibrante phrase au monde : Vivre libre ou mourir, le 12 janvier a annihilé cette pulsion de vie, plongeant collectivement la société dans le champ de la mort et du désespoir.
En fait, quelle histoire?
De l'histoire, il y en a toujours une. Cela dépend de la perspective, de ceux et de celles qui l'écrivent. Après le séisme du 12 janvier, on a vu l'Occident courir au secours du «pays le plus pauvre» d'Amérique.
On a vu défiler les troupes américaines. On a vu les grands de ce monde épater la galerie dans d'étranges monologues. On a vu aussi sur tous les écrans du monde la tendresse des gens simples, qui donnent, prient et s'activent pour un véritable changement social en Haïti. On a vu un président itinérant, impuissant, crier son impuissance. On a vu des corps déchiquetés. On a vu des promesses de milliards. On a vu et entendu des pays amis prophétiser l'avenir pour ces millions d'Haïtiens sinistrés. On a vu... On a entendu...
Un an après... le commerce de l'humanitaire continue à tourner, mais dans un vide tragique. Ajouté à cela, le sentiment d'affaissement généralisé, l'échec de la communauté internationale et le choléra qui fait déjà des milliers de morts.
Oui... Anniversaire. Anniversaire de la catastrophe. Commémoration? Le premier bilan aussi. Triste, n'est-ce pas! On vit avec le goût amer des promesses non tenues et l'horreur du spectacle humanitaire. Dans le décor, il y a les donateurs qui comptent et qui planifient le délabrement. Et ils comptent fort et dans leur langue, oubliant la langue de ceux qui reçoivent. Plus ils comptent, plus le sinistre s'étend, et plus le mot coopération devient un mystère. Puis, les caméras se déploient. Ils hissent leur drapeau pour exhiber le spectacle de la détresse.
Comme l'humanitaire est le seul cinéma que connaît la ville, tout le monde se met à regarder. Ils vont et viennent avec des promesses solennelles, des recettes pour rebâtir le pays. Ils déclarent qu'ils sont là, live, dans la catastrophe de cette ville, qui est devenue un ensemble indifférencié de tentes coloriées et de corps affamés. Ils comptent et parlent de reconstruction. Ils exécutent des projets, concoctés à Manhattan, à Ottawa, à Londres, à Paris. Ils voyagent en première classe, et prennent le temps de rédiger leurs rapports. Ces experts de l'humanitaire sillonnent les rues défoncées, avec des mots de passe : résilience, reconstruction, opportunité, projets, élections libres et démocratiques...
Suite au séisme, la meilleure trouvaille de la communauté internationale pour Haïti, c'étaient des élections démocratiques... la thérapie occidentale à la crise haïtienne. La solution miracle. La pilule des technocrates. Ont suivi assurément des rapports et des missions, qui coûtent très cher à la reconstruction. Des élections sous les tentes. Des élections pour un peuple de sinistrés. Des élections au temps du choléra. Des élections pour en finir (ou pour revenir) avec le désespoir...Tout un peuple sans cadastre a été ainsi convoqué aux urnes. Ils n'avaient pas le temps de pleurer leurs morts ni de faire le deuil. Oh... Le palais de nuages, voici la grande imposture. Et on connaît le reste. Que peut-on contre les bailleurs? Enfin, eux qui donnent. Eux qui décident. Yes Sir. Oui Monsieur. Merci Seigneur.
Puis, on assiste à la douloureuse expérience de déliquescence d'un État sinistré, d'un président malicieux, sans passion ni détermination; invité, on dirait, à un dîner de cons. Il s'embourbe dans une succession de crises, et plus ça avance, plus ça pue. Aucun sens de l'humain. Aucun sens de l'État. Aucun sens de la reconstruction. Le président est à la fois le bourreau et la victime d'un film d'horreur qu'il a lui-même réalisé. Il tire les ficelles. Il traîne son protégé à bout de bras dans cette mascarade électorale.
La désunion commence avec le faste d'une campagne électorale – menée officiellement et paradoxalement sous la bannière de l'unité – qui n'a pas su respecter la misère des sinistrés. Et dans ce tour de passe-passe, le peuple est pris au piège de sa propre survie.
12 Janvier 2011 Par
La rédaction de Mediapart
Mediapart a interrogé des écrivains sur l'Haïti de demain. Pour Rodney Saint-Éloi, le peuple haïtien est pris au piège de sa propre survie. Dénonçant
«la bêtise des élites du pays», il accuse
«la communauté internationale» de danser éhontément
«le spectacle humanitaire».